2009 : Entre ciel et mer

Série

Entre ciel et mer

À PROPOS

J’avais une photo de famille prise à la plage à Marseille dans les années 1970. Ma grand-mère est au premier plan. La plage est bondée, les gens sont les uns sur les autres.

Mes grands-parents vivaient en Algérie jusqu’en 1962. Ils parlaient de ce pays comme d’un éden, d’un paradis perdu.

Au début, je cherchais des photos de plage, où la mer serait absente… Puis une amie m’a apporté un album photo de famille. Son oncle Emmanuel Valls avait pris tous ces clichés. Il utilisait un retardateur, ce qui lui permettait d’être sur toutes les photos et de les mettre en scène.

Cet album suivait une famille sur plusieurs années et parlait d’instants simples de bonheur. Entre l’Algérie et la France, entre ciel et mer. Je comprenais enfin l’éden auquel ma grand-mère faisait allusion.

 

Mémoire brodée.

Il y a plus à attendre du passé que de l’avenir. Les choses d’autrefois sont grosses de surprises et la terre elle même, les archéologues le savent, dissimule encore mille secrets. Nous marchons, sans le savoir, sur de l’inconnu.

Certains de ces secrets sont lointains, enfouis dans des jungles ou sous des masses de sable apportées par des siécles de vent. D’autres sont plus récents, ils datent à peine du siécle dernier: entassements d’images, de confidence, de sourires et de regards, que nous pensions promis à l’oubli. Car l’oubli nous est nécessaire. Si nous nous rappelions tout ce que nous avons su, tout ce que nous avons vu, nous n’aurions plus le temps de vivre.

Chacun peut essayer , à sa façon, de retrouver ces secrets, petits ou grands, surtout s’il nous sont proches. Nous sommes tous des explorateurs et même des aventuriers de notre passé,  que nous confondons assez souvent avec notre mémoire. Je dis que nous les confondrons  car le passé n’est plus, par définition, et ne nous appartient en aucune manière, même le nôtre, tandis que la mémoire est une activité du temps présent, soumise à la dictature d’aujourd’hui. Elle ne restitue pas le passé, elle le transforme, et presque toujours le défigure.

Cette lutte incessante que nous menons pour ne pas effacer toutes les traces que nous laissons derrière nous est dirigée non seulement contre l’oubli, contre ce que nous appelons des « trous de mémoire », véritables trous noirs où adversaires intraitable avec lequel nous ne cessons de combattre, ou de ruser.

Ce que nous pouvons voir dans le travail d’Olivier Camen, mais chacun peut y voir ce qu’il veut, aucune vision ne s’impose, c’est au-delà de la nostalgie, une tentative de cet ordre, particulièrement originale. Elle consiste à récupérer quelques vestiges d’autrefois, le plus souvent des photographies (le siècle qui nous a vus naître en déborde), et à leur donner une vie nouvelle.

Olivier est un artiste, à n’en pas douter, mais aussi un artisan et surtout, sans qu’il s’en doute peut être, un prêtre. Ce qu’il fait tient d’un rituel patient, semblable par moments à celui des anciens Egyptiens. La cérémonie qu’il célèbre est solitaire et minutieuse. Il veut conserver,  mais sous une forme idéale. Il ne s’agit pas, pour lui, de choisir des photographies qui témoigneraient d’une certaine recherche esthétique: surtout pas. Il lui faut la vie de tous les jours, le témoignage d’un moment que, tous, nous aurions pu connaitre. Au noir et blanc simplifié qui nous est resté de ces moments-là, il donne de la couleur et de la matière, des broderies, des incrustations, il fait miroiter les étoffes immobiles, il va jusqu’à couronner de blanc la crête des vaguelettes.

Il est de ceux, et je le comprends, qui voit dans les doigts d’une brodeuse les outils même de l’art que nous appelons populaire. Il admire probablement,  comme moi, les artistes obscurs, les sabotiers, les ferroniers, les peintres sur tissus, les travaux de dentelle et de tapisserie, qui peuvent être des chefs-d’oeuvre.

Art populaire magnifié, régénéré, exhaussé. Il s’agit là aussi, évidemment, dans ces « décorations textiles « (ne pas se fier à la modestie trompeuse de l’expression qu’il utilise), de lutter contre la mort et la disparition définitive qui nous guette . Il s’agit en métamorphosant »ce qui a été », d’aider à la naissance de « ce qui sera »  d’établir une ligne, une continuité dans ce qui nous semble obligatoirement morcelé, et le plus souvent écartelé. Il s’agit aussi de laisser après soi, en plus d’une oeuvre, une impression différente, faite de tranquilité, de patience sereine et même de joie de vivre, de survivre.

Olivier Camen, seul avec ses images, ses aiguilles, ses fils et ses pinceaux, travaille dans le temps, qu’il s’est approprié. Il orne des fantômes, qui sans doute s’en réjouissent. Il s’oppose à l’effacement des formes en leur donnant, presque discrètement, quelques éléments de beauté. Il s’efforce de réconcilier sa mémoire et notre passé.

Jean-Claude Carrière